CHAPITRE XVI
Koulak et Goulag
La collectivisation et le premier plan quinquennal sont placés sous le signe de la contrainte généralisée : violence contre les paysans, chasse aux objectifs irréalistes, irréalisables et sans cesse modifiés. Le développement rapide du Goulag est l’un des éléments-clés de cette double mise en œuvre. Il s’agit de bien autre chose que d’une simple extension des lieux de détention créés antérieurement, avec, d’un côté, les camps de répression politique, résidus ou avatars de la guerre civile, réduits depuis 1923 à celui des îles Solovki, dans la mer Blanche, où sont détenus des prisonniers politiques et de droit commun condamnés par le Guépéou sans décision judiciaire, et, de l’autre, les camps de travaux correctifs et les colonies de travail, institutions pénitentiaires accueillant des individus condamnés par un tribunal à remplir des tâches d’utilité publique rémunérées. En 1928, ces camps et colonies renferment 60 000 détenus, dont près de 90 % de droit commun. Le Kremlin envisage alors d’utiliser leur travail à des fins productives.
Le 27 juin 1929, le Bureau politique décide de transférer tous les détenus des prisons condamnés à des peines de plus de trois ans dans les « camps de travail et de rééducation » du Guépéou et d’en ouvrir de nouveaux dans « des régions isolées et inhospitalières […] pour les coloniser et exploiter les richesses naturelles par l’utilisation du travail forcé[595] », où les ouvriers libres refusent d’aller. Le 11 juillet 1929, un décret charge le Guépéou de développer la vie économique des régions périphériques quasiment désertiques avec des détenus utilisés à ouvrir des voies de chemin de fer, tracer des routes, abattre des arbres. Tous ces décrets et résolutions sont strictement secrets. Staline se garde bien d’imiter le Trotsky de 1919-1920, qui expliquait publiquement la nécessité provisoire du travail forcé pour redresser l’économie dévastée de la Russie soviétique.
Soljenitsyne attribue l’idée du travail systématique des détenus à « Naftali Frenkel, juif de Turquie », détenu à Solovki depuis 1927, tout en dénonçant ce qu’il qualifie de « légende ». Selon lui, un avion serait venu le chercher « autour de 1929 » pour une entrevue de trois heures avec Staline. Soljenitsyne résume cette conversation sans sténogramme ni témoin, où « Frenkel déploie devant le Père des Peuples les perspectives éblouissantes de la construction du socialisme grâce au labeur des détenus […] au rythme des bouffées que son interlocuteur tire de sa pipe[596] ». Mais cette conversation n’est qu’une fantaisie littéraire. Staline n’avait nul besoin d’un « juif de Turquie » pour inventer le Goulag.
Le plan quinquennal prévoyait qu’à la fin de 1932 15 % seulement des terres arables seraient collectivisées. Mais les réquisitions et la pression fiscale accrue sur la paysannerie décidées en 1928 et 1929 restent inefficaces : au début d’octobre 1929, les stocks de grains dans les greniers de l’État sont de 20 % inférieurs aux rentrées, déjà peu brillantes, d’octobre 1928. L’État reste subordonné aux paysans qui produisent un surplus commercialisable : sur toute l’année 1929, en effet, les kolkhozes ne récoltent que 27 millions de quintaux de céréales sur un total de 717 (soit moins de 4 % de la production agricole totale). Afin de contraindre les paysans à entrer dans les kolkhozes, le gouvernement écrase d’impôts les fermes individuelles classées « koulaks ». Cette pression fiscale pousse les paysans aisés ou riches à y échapper en vendant leurs biens. Le résultat est décevant.
En novembre 1929, Staline salue l’anniversaire de la révolution par la fuite en avant de la collectivisation forcée et totale. Son article, « Le Grand Tournant », paru dans la Pravda du 7 novembre, annonce que les paysans, dans leur masse, se tournent vers les kolkhozes et affirme : « Nous sommes déjà sortis de la crise du blé. » En avant, donc, vers la collectivisation des terres, de l’outillage, du bétail, de la volaille, des isbas, voire… des bottes.
Le Comité central, réuni trois jours plus tard, prend acte de cette décision et exclut Boukharine du Bureau politique. À la veille de l’affrontement avec la majorité de la paysannerie, un nouveau rapport s’instaure entre Staline et le Comité central : le Chef décide, le Comité central confirme. Bonaparte perce déjà sous le Secrétaire. En décembre 1927, Tomski prétendait : « Staline ne se complaît nullement dans le rôle de chef » et raillait les opposants qui imaginaient « au-dessous de lui l’appareil des fonctionnaires tremblant devant le Secrétaire Staline ». En deux ans, la mutation du Secrétaire général en chef unique, incarnant à lui seul le Comité central et bientôt le Bureau politique, s’achève.
Staline décrète alors la « liquidation des koulaks en tant que classe[597] ». Mais qu’est-ce qu’un koulak ? En mars 1929, le gouvernement avait décidé de classer comme koulak tout fermier caractérisé par l’un des traits suivants : embauche permanente de salariés (sans précision de nombre), possession d’un moulin, d’une beurrerie, d’une arçonnerie, d’une râperie, ou d’une sécheuse de pommes de terre, de fruits ou de légumes actionnée par un moteur ou un moulin à eau ou à vent, louage de machines agricoles à moteur, louage d’un local, pratique du commerce, de l’usure, ou jouissance de revenus ne provenant pas du travail. Ces critères permettent de classer « koulaks » un grand nombre de paysans dits « aisés » ou « moyens », en somme de ratisser très large. L’écrivain communiste Cholokhov, indigné par ce qui n’est pourtant qu’une faible amorce de la collectivisation totale prochaine, en informe une de ses amies, membre du Parti depuis 1903, Levitskaia, qui transmet une copie de sa lettre à Staline. Il compare les communiqués triomphants des autorités aux communiqués mensongers des Blancs pendant la guerre civile. Dans sa région du Don et dans la Basse-Volga voisine, « les paysans pauvres meurent de faim, les gens deviennent enragés ». Il annonce pour l’année suivante la diminution catastrophique des surfaces ensemencées et cite les propos de trois anciens soldats de l’Armée rouge qui sont venus le voir après avoir été dépouillés de tout par les activistes-collectivisateurs : semences, vêtements, samovar pour faire bouillir l’eau du thé. Ils n’ont laissé que les murs de la maison. Ils ont envoyé un télégramme à Kalinine : « On nous a dépouillés pire que les Blancs en 1919 », et ils ajoutent en souriant amèrement à Cholokhov : « Les Blancs nous avaient pris seulement notre pain et nos chevaux, et notre pouvoir à nous nous a complètement dépouillés. » Kalinine et Staline reçoivent des milliers de télégrammes de ce type. Levitskaia, dans la copie transmise au Chef, supprime le dernier et violent paragraphe de la lettre : « Artem [Vessioly] a bien raison de dire : "Il faudrait les passer sérieusement au tamis." Je signe ça : il faudrait les passer tous au tamis, y compris Kalinine, tous ces gens qui braillent de façon hypocrite et pharisienne sur l’alliance avec le paysan moyen et en même temps étranglent ce paysan moyen[598]. » Cette « alliance » était depuis le début des années 1920 la formule sacramentelle de la politique agricole du gouvernement et Trotsky s’était vu reprocher de la briser et de menacer ainsi la stabilité de l’État…
Pour le subordonner entièrement aux besoins de l’État soviétique, Staline parachève sa mainmise sur l’appareil du Comintern : le 1er mars 1929, il se fait désigner comme orateur à la réunion du Comité exécutif consacrée au dixième anniversaire de l’Internationale. Le 7 juin 1929, la commission de préparation de l’assemblée plénière du Comité exécutif l’élit à son présidium. En juillet 1929, le Comité exécutif du Comintern exclut de son présidium Boukharine et son partisan américain, Jay Lovestone, homme d’appareil, spécialisé dans la chasse aux opposants, qui vient de réunir un congrès où il contrôlait 95 des 104 délégués. Staline a convoqué Lovestone à Moscou pour le détacher de son maître ; il tente d’abord de l’amadouer, puis se fâche, lui explique que sa majorité va s’évanouir et lui lance : « Pour qui donc vous prenez-vous ? Trotsky m’a défié. Où est-il ? Zinoviev m’a défié. Où est-il ? Boukharine m’a défié. Où est-il ? Et vous ? » Il ricane : « Il y a beaucoup de places dans nos cimetières[599]. » Revenu chez lui, Lovestone trouve sa majorité en miettes. Les coups, le chantage, les persécutions, les dénonciations en ont eu raison.
Pour se soumettre le Comintern, Staline cherche et trouve partout des cadres traînant dans leur passé une faute ou une défaillance, même vénielle, que les contrôles systématiques, la rédaction constamment renouvelée de fiches détaillées dites « bio » permettent de retrouver. Isaac Babel dira bientôt de lui : « Staline n’aime pas les biographies sans tache. » Staline a ses rabatteurs pour débusquer les entachés. En France, ils s’intéressent à Maurice Thorez qui, emprisonné en juin 1929, a demandé sa sortie de prison et payé la caution exigée sans solliciter au préalable l’autorisation réglementaire du Bureau politique. On peut tout supposer derrière cette infraction à la règle. En Allemagne, il promeut Ernst Thaelmann, ancien ouvrier enthousiaste, fruste et inculte, qui a protégé l’indélicat trésorier de la section de Hambourg du Parti, Wittorf, ancien docker qui dépensait l’argent des cotisations dans les boîtes de nuit et les salles de jeu. La direction du Parti communiste allemand a désavoué publiquement Thaelmann, Staline la condamne et l’oblige à annuler sa décision. Il promeut aussi Wilhelm Pieck, arrêté le 15 janvier 1919 avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht par les corps francs qui ont assassiné les deux dirigeants et relâché Pieck, pas assez connu. Bref, Staline s’attache des cadres fragilisés. Le seul critère qui compte à ses yeux est la docilité. C’est ainsi qu’il domestique et stalinise le Comintern.
La « liquidation des koulaks comme classe », c’est-à-dire la traque de millions de paysans, exige une répression massive, et l’industrialisation forcenée sans machines réclame des bras à très bon marché. L’extension du système des camps, joint à celui des « peuplements spéciaux » qui chasse en Sibérie ou au Kazakhstan près de 1 800 000 paysans, affectés à l’abattage des arbres, à la coupe du bois ou à l’extraction du charbon, répond à une double fonction : la terreur de masse pour briser la résistance paysanne et l’utilisation économique du travail forcé. Staline brandit sur la population laborieuse la menace de la déportation pour lui imposer des salaires très bas et des conditions de logement et d’alimentation déplorables. Le déchaînement de la Terreur fait du Guépéou l’instrument essentiel de Staline, qui lui confie des tâches répressives et économiques considérables ; l’appareil policier en tire de substantiels avantages matériels et politiques et devient la colonne vertébrale de la caste bureaucratique. Commence alors l’ascension de Iagoda, vice-président du Guépéou, dont le président, Menjinski, malade, agonise lentement jusqu’en mai 1934.
La discussion politique, étouffée, se maintient sous la forme de débats scolastiques pour initiés, de rumeurs et de ragots colportés par des cliques et des clans qui se déchirent sous le voile de l’unanimité. Chatzkine et Lominadzé, enflammés par la collectivisation, veulent relancer la campagne pour l’autocritique. Le premier publie, dans la Komsomolskaia Pravda du 18 juin 1929, un article virulent, « À bas l’esprit bourgeois dans le Parti », que, de Sotchi, Staline fait condamner par le Bureau politique le 22 juillet. Dans une lettre à Molotov, il écume : « C’est un défi direct au Comité central. » Il dénonce tout un groupe composé de Chatzkine, Averbakh (le chef des écrivains « prolétariens »), Sten et Lominadzé. Ces gens-là, dit-il, « exigent (fondamentalement) la liberté de réexaminer la ligne générale du Parti, la liberté d’affaiblir la discipline du Parti, la liberté de transformer le Parti en club de discussion ». Staline souligne trois fois le mot « liberté[600] ». Il exige que l’on muselle ces bavards. Il ne sait pas que Lominadzé, dans des lettres à Ordjonikidzé, critique sévèrement sa politique et le régime qu’il impose au Parti.
La moindre faille dans le dispositif du pouvoir l’inquiète. Au lendemain du congrès régional des soviets de Moscou, fin septembre, Staline explose et, de Sotchi, adresse une lettre à la fois furieuse et ironique à ses lieutenants. Rykov n’a pas dit un mot de la lutte contre les « droitiers », s’insurge Staline. « Rykov apparemment est dégagé de cette obligation ? Comment pouvez-vous supporter cette hypocrisie politique ? » Il attend pour le chasser que le fruit soit mûr et conclut : ou Rykov dénonce les « droitiers », ou il n’a pas le droit de parler au nom de la direction. Puis il s’étonne que ce dernier continue à présider les séances du Bureau politique. « Pourquoi admettez-vous cette comédie ? […] N’est-il pas temps d’en finir[601] ? » Le sarcasme dissimule une crainte : en laissant Rykov présider ces séances, les compagnons de Staline lui reconnaissent une légitimité. Or Staline, pour qui un ancien adversaire battu n’est jamais un allié fidèle, veut l’éliminer.
Cet été, Nadejda le laisse seul à Sotchi à la fin d’août. Elle rentre à Moscou se présenter aux examens de fin d’études à l’Académie industrielle. Cette jeune femme obstinée tient à affirmer sa personnalité en poursuivant ses études et à vivre normalement : c’est ainsi qu’elle se déplace en tramway ou en autobus et ne prend de taxi qu’en cas de défaillance – fréquente – des transports en commun. Staline rentre à Moscou au début d’octobre. Pendant cet intervalle, il écrit à son épouse sept lettres, dont l’une s’est perdue, d’une brièveté et d’une sécheresse extrêmes, ne demandant aucune nouvelle des enfants. La plus courte fait deux lignes : « Tatka, j’ai reçu la lettre. Est-ce qu’on t’a transmis l’argent ? Le temps ici s’est amélioré. Je pense rentrer dans une semaine. Je t’embrasse fort. Ton Joseph[602]. » La plus longue fait huit lignes. Dans celle du 1er septembre il se plaint d’avoir frôlé une inflammation des poumons, il tousse tout le temps, sa poitrine laisse échapper un râle suspect. Il lui demande de faire un saut à Sotchi si elle parvient à se libérer six à sept jours.
Les lettres de Nadejda sont nettement plus longues. Elle y fait part de sa nervosité à la veille de ses examens, de son attente impatiente des lettres de Joseph, et y évoque des problèmes sociaux ou politiques. Le 2 septembre, elle souligne : « À Moscou il y a partout des queues, et pour le lait et pour la viande surtout. C’est un spectacle désagréable, et surtout on pourrait améliorer tout cela avec une organisation correcte[603]. » Une fois même, elle lui expose longuement un problème politique : la persécution à laquelle est soumis le rédacteur en chef de la Pravda, Kovaliov, pour un article publié avec l’accord du comité de rédaction. Alors qu’il n’aime guère que son épouse s’occupe de problèmes politiques, il lui confirme que ce Kovaliov sert de bouc émissaire à la rédaction ; il écrit la même chose à Ordjonikidzé. Lui qui fera de la chasse au bouc émissaire un système de gouvernement la dénonce alors comme « un moyen bon marché, mais incorrect et non bolchevik de corriger ses propres fautes[604] ».
La formation dans les sommets de groupes de mécontents, même restreints, montre à Staline à quel point le Parti lui-même est un instrument fragile. Aussi s’attache-t-il à renforcer les pouvoirs du Guépéou, auquel, le 25 novembre 1929, le Bureau politique donne le droit de fusiller sur place les pyromanes coupables d’avoir incendié des édifices publics ou des entreprises (le dossier du Bureau politique sur cette question porte le nom de « question Iagoda » et non « Menjinski », le chef théorique du Guépéou, car Staline juge son visqueux adjoint plus malléable). Staline lui transfère les détenus des colonies de travail du commissariat à la Justice, condamnés à plus de trois ans ; il déteste le commissaire à l’Intérieur de Russie, Tolmatchev, qu’il soupçonne de sympathies « droitières » et qu’il enverra au Goulag deux ans plus tard. Cette antipathie, ajoutée à la volonté de retirer à la « droite » un point d’appui, le pousse à rationaliser le fonctionnement des organes répressifs : un décret du 5 novembre 1930 dissout les commissariats à l’Intérieur dans toutes les Républiques et transfère tous leurs pouvoirs de police au Guépéou. Le Guépéou concentre ainsi toutes les fonctions répressives au moment où les révoltes paysannes reprennent et où des militants du Parti, à la campagne, se solidarisent avec les protestataires, quand ils ne participent pas à leurs actions. La lutte de clans engendrée par la concentration du pouvoir entre les mains de Staline est à l’origine de nombreux incidents. En décembre 1929, à Leningrad, un certain Dessov, rival de Kirov, rassemble contre ce dernier un recueil de ses articles patriotiques publiés pendant la guerre dans le journal libéral Terek. Ordjonikidzé prend la défense de Kirov, mais souligne que nul, même Staline, n’est à l’abri d’erreurs. Ainsi, dit-il, Staline, lors de son retour d’exil en 1917, avait proposé de soutenir le Gouvernement provisoire et de continuer la guerre ! Alors, que reprocher à Kirov ? Staline, informé, convoque d’urgence le Bureau politique le 7 décembre sur la question. Le 10, le Bureau politique, la commission de Contrôle, le secrétariat du comité provincial de Leningrad, tous les secrétaires d’arrondissement et les membres du Comité central habitant la ville, soit une centaine de cadres dirigeants, sont réunis, toutes affaires cessantes, pour examiner la question. Les adversaires de Kirov sont mutés. Ordjonikidzé, dans une note écrite, affirme : Dessov a menti en lui faisant dire que « même le camarade Staline n’avait pas été ferme pendant un certain temps[605] ». Bref, il se déjuge. Staline marque trois points : le remuant Ordjonikidzé est affaibli tout en reconnaissant par écrit l’infaillibilité du Secrétaire général qui, désormais, possède un dossier sur son ami Kirov.
Cette affaire de politique interne réglée, Staline peut revenir à la collectivisation. Le 27 décembre 1929, il déclare : « Le mouvement kolkhozien a pris le caractère d’une puissante avalanche antikoulak croissante » et, sans avoir été mandaté par aucun organisme du Parti, il lance par deux fois le sinistre slogan : « Nous sommes passés ces derniers temps de la politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks à la politique de liquidation des koulaks en tant que classe[606]. »
Le 5 janvier, il présente le décret portant liquidation des koulaks comme une décision du Comité central. Pour intimider les paysans, il dépêche une promotion de 27 000 militants, dits « ouvriers de choc », pour agir en détachements supplétifs des troupes spéciales du Guépéou. Les empereurs romains promettaient aux dénonciateurs le quart de la fortune de leurs victimes fortunées ; Staline les imite : il promet une partie du butin des koulaks aux paysans pauvres, sans terre, sans bétail ni matériel, pour les mobiliser comme force de frappe. Il fait ainsi du pillage et du règlement de comptes un moteur de la collectivisation et transforme une partie des paysans pauvres, enrôlés dans les rangs des « activistes », en pillards et parasites, prêts à qualifier de koulak leur voisin afin de mettre la main sur ses biens. Ceux-là formeront demain la couche inférieure de la caste bureaucratique.
Les vannes ouvertes, la violence ne connaît plus de limite. La Sibérie, où Staline s’était rendu en janvier 1928, en illustre l’ampleur. Dans le district de Biisk, dans l’Altaï, on collectivise et on « dékoulakise » en vingt-quatre heures plusieurs centaines de villages : les activistes raflent, surtout pour eux-mêmes, les biens des paysans baptisés « koulaks » pour les besoins de la cause, les rouent de coups, les jettent nus dans la neige. À Atchinsk, Minoussinsk, et dans plusieurs villages, des groupes d’activistes violent femmes, filles, brus des paysans et rouent de coups ou abattent ceux qui résistent. Violer une femme ou une fille de « koulak » en lui promettant, si elle ne résiste pas, de ne pas déporter son mari ou son père est un procédé des plus répandus dans cette version dégénérée de la lutte des classes.
Le journal d’Alexandre Soloviev, professeur à l’Académie rouge, ardent partisan de Staline, donne un témoignage des résistances suscitées dans le Parti lui-même par la collectivisation totale forcée. En février 1930, on l’envoie enquêter à Khlebnikovo où viennent de se suicider les frères Anikeiev, fils de paysans pauvres, ouvriers à l’usine de textile Krasnaia Poliana, l’un président du soviet du village, l’autre président du kolkhoze. Ils se sont suicidés, balbutie le second, alors qu’il agonise, pour protester contre les méthodes de collectivisation totale du comité de district du Parti qu’ils ont combattues en vain. Les dirigeants ont entassé tout le matériel réquisitionné chez les paysans dans un hangar, le bétail à cornes dans un second, les chevaux dans un troisième, les poules, les oies, les canards dans un quatrième. Ils ont enfin entassé dans trois isbas les familles de « koulaks » et de paysans moyens qui renâclaient devant la collectivisation, sans leur donner à manger ni à boire. Laissées sans nourriture, les bêtes beuglent et hennissent, la volaille piaille. Le village est en ébullition. Après avoir recueilli les déclarations du frère cadet qui meurt sous ses yeux, Soloviev se rend à l’usine de textile où les Anikeiev travaillaient depuis l’enfance : « Tout le monde chante leurs louanges. Des travailleurs exemplaires. De bons communistes[607]. » Les ouvriers rendent responsables de la mort de ces militants les dirigeants du district, qui « voulaient arriver en tête » dans la course à la collectivisation pour être bien vus en haut. Des centaines de scènes de ce type et des dizaines de suicides de frères Anikeiev se reproduisent aux quatre coins de l’URSS.
Au fur et à mesure de la « liquidation des koulaks », les autorités locales, de plus en plus incapables de trouver des exploitations « koulaks », y classent, pour échapper à la vindicte de Staline, des fermes de paysans (très !) moyens. La « dékoulakisation » visant à terroriser la masse des paysans, le gouvernement déporte 356 500 familles « koulaks », soit environ 1 800 000 personnes, dans des régions lointaines et désertiques de Sibérie et du Grand Nord qu’elles devront mettre en valeur.
Un véritable incendie embrase les campagnes, que les rumeurs engendrées par la brutalité de la collectivisation étendent. Ainsi, à Pitelino, dans le district de Riazan, le bruit court en février 1930 que Staline a décidé de socialiser jusqu’aux femmes et aux enfants : les paysans empoignent leurs faux et leurs haches et attaquent les locaux de l’administration. En 1929, le Guépéou dénombre 1 300 émeutes paysannes ; en 1930, il condamne 20 000 émeutiers à mort. Au premier trimestre de la même année, il dénombre plus de 2 200 soulèvements auxquels plus de 800 000 paysans ont pris part. Dans les régions frontalières de l’Ukraine, les paysans constituent des détachements armés et élisent de nouveaux soviets ou municipalités. La guerre civile ravage le Caucase du Nord.
La crainte d’une insurrection paysanne généralisée pousse Staline à marquer une pause. Le 2 mars, la Pravda et les autres grands quotidiens publient de lui un article resté célèbre, intitulé « Le vertige du succès », où il accuse les cadres moyens du Parti, enivrés par le succès du mouvement de construction des kolkhozes, d’être allés trop loin en collectivisant même les outils individuels et les volailles, bref d’avoir commis des « exagérations » (peregibi). On cite souvent cette seule partie de l’article en oubliant la seconde, dans laquelle Staline présente comme un « énorme succès » la collectivisation de 50 % des terres, succès qu’il invite les cadres à « renforcer » et à mettre méthodiquement à profit pour continuer à aller de l’avant. Comment mettre en œuvre ces conseils ? Khrouchtchev résume en quelques mots le sens à donner au « Vertige du succès » : « Staline s’était heurté de plein front à un mur sans pouvoir le briser, il fut donc obligé de reculer. Mais en reculant il rejeta sa faute sur les autres, et ceux-là allaient le payer très cher[608]. »
De nombreux cadres, amers et mécontents, protestent. Un groupe de dirigeants du district d’Orlov écrit à Staline le 24 mars : son article n’est qu’une « manœuvre publicitaire » pour détourner de lui la colère des paysans vers les cadres inférieurs. Un travailleur l’invective : nous, en bas, on se coltine les difficultés à mettre en œuvre la ligne, et « le camarade Staline, pendant ce temps-là, dormait sans doute d’un sommeil héroïque et n’entendait ni ne voyait rien de nos fautes […]. Et maintenant le camarade Staline renvoie toutes les fautes à la base pour se défendre, lui et les sommets ». Un ancien partisan proteste : « Maintenant on accuse les échelons inférieurs de toutes les exagérations, en les contraignant à s’excuser devant les paysans, alors que le camarade Staline les contraignait à faire l’inverse[609]. » La liquidation des oppositions n’a pas liquidé tous les opposants.
Le succès enivrant, c’est le côté cour ; côté jardin, l’inquiétude, voire la peur, domine. Une lettre confidentielle du Comité central, datée du 2 avril 1930, dresse un tableau angoissé des soulèvements paysans et « d’une situation […] menaçante. Si des mesures contre les déviations de la ligne du Parti n’avaient pas été prises immédiatement, nous serions aujourd’hui confrontés à une large vague d’actions paysannes insurrectionnelles et une bonne moitié de nos militants de base auraient été brisés par les paysans et les semailles remises en question ; la formation des kolkhozes aurait été interrompue[610] ». Les circonlocutions de la langue de bois ne sauraient masquer l’aveu : le Parti est confronté à une véritable guerre paysanne. Certes, face au Parti centralisé, les paysans se battent en ordre dispersé, s’éparpillent en luttes isolées qui embrasent ici un village, là un canton. Mais, même sans plan coordonné, sans stratégie globale, ils peuvent affamer les villes. Et si le mécontentement ouvrier s’exprimait maintenant, la survie du régime serait menacée. Or, les semailles du printemps 1930 sont loin d’être assurées… En Sibérie, au lendemain de la publication de l’article sur le « Vertige du succès », la justice condamne à mort les violeurs assassins, tous membres du Parti d’Atchinsk, de Minoussinsk et de Biisk. Kaganovitch y descend fin avril 1930 et demande une explication sur ces condamnations à mort. Lorsque le procureur répond : pour « pillage et outrages », Kaganovitch l’interrompt en demandant : « Quelle sorte d’excès est-ce là[611] ? » C’est la bonne vieille méthode stalinienne. Mais le « Vertige du succès » a un profond écho : les paysans sortent en masse des kolkhozes en brandissant l’article ; fin février 1930, 56 % des propriétés paysannes avaient été collectivisées ; fin août, il n’en reste plus que 21, 4 %. Au Kazakhstan, en quatre mois, les autorités libèrent 4 673 détenus, rapatrient 1 160 familles déportées, rendent leurs biens (dans quel état ?) aux propriétaires de 9 533 exploitations. Le recul de Staline, déguisé par lui en « mesures contre les déviations de la ligne du Parti », est profond, mais provisoire.
Staline a-t-il alors, comme on le dit très souvent, appliqué à la campagne les propositions de l’Opposition unifiée après avoir exclu ses dirigeants ? Certains opposants se rallient à lui parce qu’ils le croient. Mais la ressemblance est purement formelle : la collectivisation décidée par Staline ne vise pas à créer et à développer une grande agriculture moderne, puisque l’URSS ne dispose pas alors d’une base industrielle permettant une mécanisation sérieuse. La collectivisation ne pouvait réussir que si l’État garantissait aux paysans des tracteurs, des moissonneuses-batteuses, des engrais. Il ne leur offre qu’un cocktail de répression sauvage et d’expropriation totale pour les rassembler en de grandes unités qui permettent à l’État de prélever la plus grande partie de sa production à bas prix (l’État payant les livraisons obligatoires au dixième de leur valeur marchande), de centraliser la récolte entre ses mains et d’en exporter le maximum au prix du marché mondial. La collectivisation crée de grandes unités exploitées avec les techniques des petites (à l’exception des fermes modèles destinées aux visiteurs étrangers) et, du coup, peu rentables : cent araires ne font pas un tracteur, cent faux ne font pas une moissonneuse-batteuse. Le manque de tracteurs et de machines est compensé par la collectivisation totale des terres, du bétail, des volailles, des outils, des clous du paysan qui, même pauvre, a le sentiment d’être pillé. L’agriculture soviétique ne s’en remettra jamais.
Le 30 août 1930, le Bureau politique adopte une résolution « sur la nécessité de forcer immédiatement au maximum l’exportation de blé, confier au commissariat au Commerce la tâche de garantir en septembre l’exportation de blé à l’étranger de l’ordre de 3 à 4 millions de pouds par jour » (soit, en gros, 60 000 tonnes). L’État dégage ainsi les investissements nécessaires à une industrialisation forcenée en assurant aux ouvriers un ravitaillement minimal. Les paysans qui fuient le village lui fournissent une main-d’œuvre peu qualifiée mais peu exigeante ; les paysans déplacés ou déportés lui garantissent une masse de travailleurs forcés gratuits, dont l’entretien est réduit au strict minimum.
Dans sa plate-forme de 1927, l’Opposition unifiée affirmait au contraire que l’industrialisation est la condition d’une collectivisation de longue haleine par le canal de la coopération : « Seul un processus d’industrialisation croissante de l’agriculture peut créer une large base pour une coopération socialiste (ou collectivisme). Sans machines agricoles, sans rotation des cultures, sans engrais artificiels, aucun travail large et efficace vers une collectivisation réelle de l’agriculture (à effectuer en 10 ou 15 ans) n’est possible[612]. » L’Opposition proposait d’augmenter les impôts pesant sur les koulaks, qui continueraient donc à exister en tant que tels, de limiter leur exploitation du travail salarié en fixant par décret la rémunération des ouvriers agricoles et en protégeant leur travail par une réglementation. Difficile de voir là l’annonce de la collectivisation, forcée et totale, des poules, des clous ou des bottes, et de la liquidation des koulaks comme classe… Trotsky comparera plus tard la collectivisation stalinienne à la tentative de créer un gros paquebot en liant ensemble une flottille de petites barques, sans moteur ni vapeur. En avril 1930, les dirigeants de l’Opposition en URSS dénoncent le « slogan de la collectivisation intensive » comme « la plus grande absurdité économique ».
Le 7 avril 1930, le Bureau politique crée au sein du Guépéou une Direction principale des camps rebaptisés « camps de travaux correctifs » : le Glavnoe Oupravlenie Ispravitelno-Troudovykh Laguerei, ou GOULAG. Le mot « camp de concentration » disparaît au moment même où le système des camps prend une extension considérable. Cette direction principale gère, au cours des deux années suivantes, un flux considérable de main-d’œuvre. Iagoda organise, fin avril 1930, un recrutement spécial de « cadres tchékistes volontaires », qui bénéficient d’avantages matériels multiples destinés à réchauffer leur enthousiasme dans la direction des camps nouvellement organisés en Sibérie, dans le Nord, en Extrême-Orient, en Asie centrale. Le 31 juillet 1930, le Guépéou, se plaignant d’un « déficit de main-d’œuvre pénale », réclame le transfert massif des détenus du NKVD sous sa juridiction. Staline soutient cette demande. Mais les besoins du Kremlin ne s’arrêtent pas là.
Le Bureau politique décide, en juin 1930, le creusement du canal mer Blanche-Baltique. Ce Biélomorkanal devant illustrer les miracles de la rééducation par le travail, Staline décide de le construire en deux ans : les délais exigés par Suez et Panama sont pulvérisés. Le « socialisme » montre ainsi sa supériorité sur le « capitalisme ». En deux ans et demi, 250 000 détenus devront tout faire à mains nues, sans gants, à l’aide de pics, de pelles, de pieux, de brouettes et d’explosifs. La mortalité est effrayante : 30 000 « rééduqués » au moins meurent de faim, de froid, de blessures et de maladies.
Pour Zoubtchaninov, ancien détenu de Vorkouta, le Goulag de Staline reprend et étend l’emploi du travail forcé sous le tsarisme : « Tout au long de l’histoire russe, les conquêtes de territoires s’étaient accompagnées de l’envoi forcé d’individus qu’à cette fin on privait de liberté et de tous les droits de l’homme. » La colonisation de la Sibérie, la construction de Saint-Pétersbourg, celle des usines de l’Oural s’étaient effectuées grâce à cette main-d’œuvre servile. « Sous ce rapport, comme sous bien d’autres, Staline continuait les traditions historiques de la Russie tsariste. Mais les dimensions du système policier créé par lui élargissaient de façon inhabituelle les possibilités de la colonisation forcée qui à son tour exigeait l’élargissement et le renforcement de la dictature policière[613]. » Les tsars ont en effet utilisé, jusqu’au milieu du XIXe siècle, des paysans arrachés de force à leurs villages ou des soldats pour extraire du minerai en Sibérie et construire des villes militaires et des fortins. Le servage, avant son abolition en 1861, facilitait cette utilisation massive d’une main-d’œuvre peu coûteuse, à la mortalité très élevée. Le Goulag réintroduit, en le décuplant, ce servage ancestral.
Les soucis de la collectivisation et de l’industrialisation ne détournent pas Staline du contrôle du monde intellectuel. Peu après le suicide de Maiakovski, en avril 1930, il téléphone à Boulgakov, dont il aime la pièce Les Jours des Tourbine, et qui, persécuté par la censure, lui a écrit quelques mois plus tôt pour lui demander d’être autorisé à partir à l’étranger. Plusieurs comptes rendus de cette conversation, hissée au rang de récit mythique, circuleront dans l’intelligentsia moscovite. Staline s’excuse d’abord d’avoir tardé à répondre à l’écrivain, mais il était tant occupé ! Boulgakov veut-il vraiment partir ? « Alors… vous en avez trop marre de nous ? » Boulgakov bafouille que non. « Je voudrais vous parler personnellement, reprend Staline. Je ne sais pas quand cela pourra se faire, car, je le répète, je suis très occupé… En tout cas, nous nous efforcerons de faire quelque chose pour vous[614]. » Craignant une farce, Boulgakov téléphone au Kremlin. C’est bien Staline qui vient de lui parler. Un agent du Guépéou souligne les effets sur le public du récit de cette conversation. « On a l’impression qu’une barrière est tombée et que chacun voit le vrai visage de Staline. […] On voyait en lui un fanatique, menant le pays à sa perte, on le jugeait responsable de tous nos malheurs et on l’imaginait comme un être féroce installé derrière les murs du Kremlin. Maintenant on dit : Staline est vraiment un grand homme, et, en plus, simple et accessible […] et il n’a rien à voir avec la ruine du pays. Il mène une ligne correcte, mais est entouré de racaille […]. La popularité de Staline a pris une ampleur extraordinaire[615]. » Staline ne se contente pas de reprendre la livrée monarchique du maître protecteur des artistes contre les persécutions tatillonnes de ses fonctionnaires, il délivre un message politique : Boulgakov est un grand écrivain, quand bien même il est « blanc », hostile à la révolution, au régime social qui en est issu et à sa bureaucratie qui a, dit-il, « tout englouti dans sa gueule d’enfer ». L’Association des « écrivains prolétariens » (le RAPP), qui le poursuit de sa haine tenace, doit désormais se méfier. Le coup de téléphone de Staline les avertit que leur domination sur le monde des lettres touche à sa fin. Bref, Staline prépare, en douceur, un virage vers le nationalisme : il veut se concilier, tout en les intimidant, les rescapés de l’Ancien Régime et jeter le RAPP par-dessus bord.
Au début de juin, Nadejda quitte Moscou pour trois mois. Elle part se soigner à Karlsbad, puis se rend à Berlin rencontrer son frère Paul qui travaille à l’ambassade comme attaché commercial. Quinze jours après son départ, à la veille d’un congrès qui s’annonce sans problème, Staline, resté sans nouvelles d’elle, lui écrit une lettre où percent un désarroi et un empressement inhabituels : « Tatka, lui demande-t-il, écris quelque chose ! Écris obligatoirement […] comment s’est passé ton voyage, ce que tu as vu, si tu as consulté des médecins, quel est leur avis sur ta santé, etc. Écris. […] Je m’ennuie beaucoup ici, Tatotchka. Je suis à la maison tout seul comme un oiseau de nuit. […] Je pense aller à la datcha voir les gosses demain ou après-demain. Eh bien, au revoir. Ne reste pas longtemps, reviens au plus vite. Je t’embrasse, ton Joseph[616]. »
Le XVIe congrès s’ouvre le 26 juin 1930. Staline a exigé que l’usine de tracteurs de Stalingrad soit achevée pour cette date et envoie son premier tracteur au congrès. La pression du Kremlin sur les autorités locales du Parti et sur l’administration de l’usine est quotidienne. Staline veut son tracteur, même s’il ne roule qu’une fois, pour le congrès. L’équipement (dont certains types de fraiseuses indispensables non produites en URSS), importé de l’étranger à prix d’or et parfois par avion, est installé à la hâte. C’est ainsi qu’un tracteur se rend triomphalement, par la rue Miasnitskaia, de la gare au Bolchoï où se tient le XVIe congrès. Le rassemblement s’ouvre sur un cérémonial parareligieux : quinze salutations exaltées de délégués de travailleurs, paysans, soldats et marins qui hurlent des slogans enthousiastes, ponctués d’exclamations lyriques et de slogans enflammés : « Vive notre Guide, l’élève de Lénine, le camarade Staline ! À bas les opportunistes à double face ! Vive le Parti et son guide Staline ! Vive notre Guide aimé, le camarade Staline[617] ! » Celui-ci présente un bilan plus que positif : « La crise du blé peut être considérée comme résolue […]. L’approvisionnement en pain peut être considéré comme assuré[618]. » Deux ans plus tard, la famine dévastera l’Ukraine, le Kouban, le Kazakhstan…
Le congrès élit Boukharine, Tomski et Rykov au Comité central. Ce dernier réélit Rykov, mais non Tomski, au Bureau politique. Staline, inaugurant la tactique dite plus tard du salami, achève la « droite » par tranches. Ses membres, ayant fait leur autocritique, sont privés de toute autorité. L’appareil, fouaillé par son chef, serre les rangs derrière lui, alors même que l’aversion réciproque grandit. La commission de Contrôle ayant chassé les opposants, Staline en libère Ordjonikidzé, qu’il place à la tête du commissariat à l’Industrie lourde, pièce maîtresse du plan quinquennal. Il le remplace par le docile mais brutal Andreiev, chargé d’exécuter ses consignes d’épuration. À l’exception de Rykov, isolé, les organismes dirigeants n’incluent que ses partisans avoués. Staline est toujours membre du Bureau politique de quinze membres (suppléants compris), du Secrétariat de sept membres (suppléants compris) et du Bureau d’organisation, qui comprend les cinq membres titulaires du Secrétariat (Staline, Molotov, Kaganovitch, Baouman, Kouibychev) et six autres responsables.
L’unanimité du congrès et de toutes les instances du Parti dissimule trois phénomènes également clandestins : l’existence d’une fraction constituée par Staline au sommet, la formation de groupes de mécontents à divers niveaux de l’appareil, et la substitution de la lutte de clans à la lutte d’idées. Ainsi Lominadzé, nommé premier secrétaire du PC de Transcaucasie en 1930, découvre dans le PC arménien quatre groupes constitués, tous plus fidèles l’un que l’autre à la « ligne générale », mais engagés dans une bataille acharnée pour des questions de personnes : cette lutte de cliques ne reflète donc que des intérêts particuliers.
Derrière le monolithisme apparent du congrès, Staline a constitué un groupe dirigeant informel, qui se réunit clandestinement, et dont Molotov reconnaîtra plus tard l’existence : « Il y a toujours eu un groupe dirigeant au Bureau politique. » N’en étaient pas membres « Kalinine, Roudzoutak, Kossior, Andreiev[619] ». Molotov ne précise pas les raisons de leur exclusion. Sans doute Staline les considère-t-il comme des dirigeants usés, ramollis, encroûtés, et donc peu fiables. Lors d’une réunion du groupe secret d’opposants qu’il constitue en octobre 1930, avec Lominadzé, Syrtsov, membre suppléant du Bureau politique, informe ses invités de l’existence de cet organisme clandestin. Ce Bureau politique bis se réunit dans l’ancien appartement de la vieille militante communiste allemande Clara Zetkin au Kremlin ; son noyau régulier est formé par Staline, Molotov, Kaganovitch, Mikoian et Ordjonikidzé, auxquels s’ajoutent parfois lakovlev et Postychev, étrangers au Bureau politique, dont la majorité des membres (six titulaires sur dix – Vorochilov, Kouibychev, Kirov, Roudzoutak, Kalinine et Rykov) ont été écartés ainsi que quatre des cinq suppléants (Tchoubar, Petrovski, Andreiev et Syrtsov). Ce groupe est statutairement illégal, mais sa permanence permettra à Staline d’espacer de plus en plus, puis de supprimer quasiment, les réunions des instances vouées en principe à la discussion collective : congrès, Comité central et même Bureau politique. Il leur préférera d’un côté les réunions de commissions et de groupes informels, de l’autre les cérémonies et les célébrations.
Même dans ce petit clan, la langue de bois et le mensonge officiel sont rois. Ainsi, dans une lettre rédigée fin août-début septembre 1930, Staline écrit à Molotov : « La vague du mouvement kolkhozien monte et croît[620]. » Les deux hommes savent pourtant l’un et l’autre à quoi s’en tenir. Mais Staline ne veut pas laisser à son interlocuteur, pourtant le fidèle Molotov, la possibilité d’exploiter une lettre de lui dans laquelle il reconnaîtrait, fût-ce à mots couverts, la réalité. Le langage de la propagande fournissant la seule matière des rapports entre les bureaucrates les plus haut placés, les prises de décision ne résultent pas d’une réelle discussion collective. L’omniprésence du mensonge officiel est donc un ressort supplémentaire du pouvoir personnel.
Quelques jours après la fin du congrès, le 13 juillet, Staline part à Sotchi et fait quelques séjours aux eaux de Matsesta. Il prend à nouveau quelques bains, attrape une angine. En août et septembre, il se repose dans une villa désormais personnelle appelée Zenzinovka. Son médecin Valedinski, qui l’observe chaque jour trois semaines durant, note : « Ses déclarations se distinguaient toujours par leur caractère mûrement pesé, leur netteté, leur vitalité pratique. » Il ajoute : « Staline s’intéressait à l’avis de son interlocuteur et n’était satisfait que par une réponse claire[621]. » Le médecin note un trait de comportement sans en saisir le fondement réel : Staline s’intéresse à l’avis de son interlocuteur non pour en tenir compte, mais pour le jauger.
L’envie le prend alors d’apprendre l’anglais par lui-même. Il est vrai qu’il ne s’amuse guère à Sotchi : il ne pratique aucun sport ; il joue aux quilles, à une variante russe de ce jeu (les gorodki) et au billard. Étant donné son peu d’aptitude pour les langues étrangères, il ne désire pas ébruiter son désir un peu scolaire qui n’aboutira à rien. Aussi attend-il que Nadejda soit rentrée à Moscou à la fin août pour lui demander un manuel d’anglais. Elle lui répond, le 5 septembre, qu’elle l’a laissé à Sotchi. Staline ne le trouve pas. Le 8, il insiste : il ne l’a toujours pas trouvé, qu’elle cherche bien et le lui fasse parvenir. Le 12, elle s’excuse, ses recherches ont été vaines, mais elle lui en envoie un autre exemplaire. Connaissant l’irascibilité de son mari, elle ajoute : « Ne te fâche pas, mais je n’ai pu le trouver nulle part. » Sa lettre s’achève par une remarque inattendue : « Tu agis intelligemment en ne circulant pas, c’est, sous tout rapport, risqué[622]. » Elle ne se fait donc guère d’illusions sur son impopularité et sur les risques qui en découlent. Nadejda se désole qu’il ne revienne à Moscou que fin octobre ; il la rassure : « Bien entendu je ne reviendrai pas fin octobre, mais bien plus tôt, à la mi-octobre […]. J’ai fait courir le bruit par l’intermédiaire de Poskrebychev que je ne pourrai rentrer que fin octobre à des fins conspiratrices[623]. » Qui viseraient quelles personnes ? D’autres membres de la direction, puisque seuls sont au courant de la vraie date de son retour, outre sa femme, Molotov et Ordjonikidzé. Mais on voit mal pourquoi. Sans doute faut-il voir là, plus simplement, la première expression d’une hantise de l’attentat. Faire circuler une fausse date de départ, c’est déjouer les calculs de terroristes encore sans visage…
Sa méfiance devient universelle. Ainsi, le 6 octobre, Nadejda, se plaignant de n’avoir pas eu de lettre de lui, l’informe qu’elle a entendu parler de lui « par une jeune femme intéressante ». « Elle t’a vu chez Kalinine, elle a dit que tu avais une mine magnifique, que tu étais extraordinairement gai et que tu harcelais tous ceux qui sont troublés par ta personne[624]. » Soupçonnant dans ces lignes une marque de jalousie, Staline répond par retour : « Ces derniers temps, tu commences à me faire des éloges. Qu’est-ce que cela signifie ? Quelque chose de bien ou de mal ? » Et il se défend : « Tu fais allusion à quelques-uns de mes déplacements. Je t’informe que je ne suis allé et ne me prépare à aller nulle part (absolument nulle part !)[625]. » À l’en croire, le repas chez Kalinine et l’intéressante jeune femme seraient donc pure invention.
En 1930, Staline change de villa : il abandonne Zoubalovo pour Kountsevo, à une vingtaine de minutes de Moscou. Sur un vaste emplacement de 22 hectares entouré d’une haute palissade, se dresse une maison bourgeoise à un étage, divisée en deux parties séparées par un couloir. Dans une moitié, dorment les gardes et le personnel, dans l’autre, formée de six pièces, dorment Staline ainsi que, jusqu’à l’hiver 1932, sa femme et ses deux enfants, et parfois, jusqu’en 1935, leurs hôtes. Cette partie comporte plusieurs vérandas et balcons, protégés par une balustrade d’un mètre et demi. Des stores épais ornent les fenêtres. Après la mort de sa femme, et jusqu’à la fin, la disposition des pièces restera identique, sans chambre à coucher ni bureau déterminés. Chaque pièce comporte un petit divan et du linge de maison. Une fois seul, Staline ne dira jamais à personne dans quelle pièce il dort.
Son existence à la villa obéit alors à une sorte de rituel : après le repas, il joue au billard. Parfois, le soir, les Alliluiev ou les Svanidzé restent coucher. De temps à autre, il boit avec ses compagnons. La femme de Boukharine note que Staline, d’ordinaire laconique, devient bavard lorsqu’il a bu. Un jour, éméché, il fait entendre à Boukharine l’enregistrement d’une conversation entre Zinoviev et sa femme. Les sujets politiques se mêlaient à des détails intimes, qui le ravissaient. Zinoviev, bien qu’allié de Staline pendant trois ans, ne se doutait de rien et bavardait sans retenue…
Ces petits soucis ne sont que vétilles au regard des remous qui agitent le pays. Pour assurer le ravitaillement, le Bureau politique instaure, au début de 1930, un système de tickets de rationnement pour le pain, la viande et le beurre. La presse s’attache à présenter cette mesure comme un moyen de supprimer la monnaie, vestige du capitalisme moribond, et de passer directement au communisme. Staline laisse dire ces propagandistes qui présentent, comme en 1920, la répartition de la pénurie par l’État comme le préambule à un avenir radieux… Plus le décalage s’accroît entre le mot et la chose et plus la propagande, pour le combler, se fait hyperbolique.
Fin septembre 1930, Staline invite les militants à reprendre la tâche suspendue de la collectivisation. Nombre de cadres locaux, abondamment critiqués en mars-avril, rechignent à se heurter à nouveau aux paysans. Staline adresse alors aux comités territoriaux et provinciaux du Parti une directive qui « condamne sévèrement la passivité des cadres devant le "nouveau flux" des paysans dans les kolkhozes ». Ce « nouveau flux » est imaginaire. Dans un rapport du 10 septembre 1930 à Staline, le chef du Guépéou, Menjinski, écrit en effet : « Dans la conjoncture actuelle, les groupes insurrectionnels mûrissent très vite[626]. » Pour harceler les paysans, Staline décide qu’à dater de l’année suivante les récoltes seront estimées sur pied, avant la moisson, donc, et non après. On a souvent vu là un souci statistique. Mais la préoccupation de Staline est, en fait, plus politique : puisque les livraisons obligatoires à l’État sont déterminées en pourcentage de la moisson, l’État, en les calculant sur la base de la récolte sur pied, accroît automatiquement les quantités qu’il prélève sur la récolte réelle du kolkhoze et renforce ainsi sa pression sur des paysans contraints, pour survivre, à réussir les moissons.
Les tensions brutales, engendrées par la collectivisation forcée et le plan quinquennal mené au knout, provoquent des fissures dans un appareil rongé par l’inquiétude. En octobre 1930, le président du Conseil des commissaires du peuple de Russie, Syrtsov, membre suppléant du Bureau politique, et Lominadzé, Premier secrétaire du Comité de Transcaucasie, constituent un bloc d’opposition. Ils prévoient, dans un futur proche, un krach économique et une « grande crise », marquée par des troubles paysans, des grèves et des manifestations ouvrières. « Alors, selon Syrtsov, Staline sombrera dans la même panique qu’au printemps ; il perdra la tête et le Parti se trouvera sans direction. Quand se produira la crise économique, quand la catastrophe approchera, les classes s’exprimeront et aucun appareil ne tiendra le coup, or Staline repose sur l’appareil[627]. » Pour Lominadzé aussi, lorsque le krach économique se produira, « Staline perdra la tête et l’appareil cessera automatiquement d’agir[628] ».
Staline a infiltré dans leurs rangs un agent qui les dénonce. Il limoge les deux dirigeants, mais étouffe l’histoire. « L’affaire du bloc Syrtsov-Lominadzé, dit-il, n’est pas sérieuse », et il fait voter par le Bureau politique du 20 novembre une résolution banalisant l’incident. Mais le Guépéou a arrêté trois cadres du Parti de leur groupe, pour avoir échangé entre eux des critiques. C’est une nouveauté. Le crime de fractionnisme s’étend désormais à de simples conversations…
Syrtsov a mis le doigt sur le vrai crime de Staline aux yeux de l’appareil, celui de réunir clandestinement un groupe informel clanique qui décide de tout. Il déclare en effet devant la réunion commune du Bureau politique et de la commission de Contrôle du 4 novembre : « Le Bureau politique est une fiction. En fait, tout se décide dans le dos du Bureau politique par un petit groupe qui se réunit au Kremlin, composé de Staline, Molotov, Kaganovitch, Mikoian, Ordjonikidzé. » « Et, ajoute-t-il, une situation où toute une série de décisions du Bureau politique sont prédécidées par un groupe déterminé me paraît anormale. » Les éliminés, qui « ne participent absolument pas à ce groupe dirigeant, sont donc des membres mécaniques du Bureau politique[629] ».
Staline avait constamment dénoncé ses opposants comme des « fractionnistes » ; il juge désagréable de se voir à son tour accuser de ce vil péché. Bien que l’accusation ne soit portée que dans un cercle très étroit, il juge nécessaire de la réfuter lors de la réunion du 4 novembre… constituée de ses seuls partisans. Mais il continue à réunir son Bureau politique bis. Défenseur de l’appareil et de ses intérêts, il ne veut pas en être le prisonnier. L’affaire contribue à la détérioration des relations entre Staline et Ordjonikidzé qui, lors de la réunion du 4 novembre, propose d’exclure Lominadzé, mais, en privé, tente de défendre son ancien poulain devant Staline.
L’appareil doit pourtant resserrer les rangs autour de lui, afin de faire face aux désordres dans les campagnes et au chaos de l’industrialisation forcenée, dont les mésaventures de l’usine de tracteurs Staline donnent une bien triste image. Une fois le communiqué de victoire publié sur le fameux tracteur de l’Internationale, en juin, les ennuis pleuvent sur l’usine : chaînes de montage qui s’arrêtent, pannes de machines, accidents du travail, etc. En juin et juillet 1930, l’usine produit 10 machines, puis 35 d’août à octobre. Ce sont les tracteurs les plus chers du monde. Au début de septembre, Molotov convoque la direction de l’usine au Comité central et lui demande sèchement combien de tracteurs elle produira en septembre : 402 sont prévus, répond le directeur. L’usine en produira… 12. On révoque la direction. Les chaînes redémarrent enfin en novembre, et l’usine bientôt fait ses comptes : en 6 mois et demi, elle aura fabriqué 1 002 tracteurs… cahotants.
Cet énorme gâchis caractérise la planification stalinienne, où les besoins politiques de la propagande comptent plus que le résultat réel. Au congrès de juin, Staline a réévalué à la hausse les objectifs du plan quinquennal : par an, 17 millions de tonnes de fonte, 170 000 tracteurs, 200 000 véhicules automobiles, et le reste à l’avenant. Malgré les pourcentages mirobolants d’augmentation de la production industrielle, dus surtout à un afflux de main-d’œuvre paysanne déclassée et affamée, le plan quinquennal est à la dérive. Sans compter que les chiffres officiels dissimulent l’ampleur de la partie inutilisable de la production – toujours comptabilisée – et la chute de la productivité du travail. Mais au même moment, au-delà des frontières de l’URSS, la crise mondiale du système capitaliste, accélérée par le krach du jeudi noir d’octobre 1929 à la Bourse de New York, multiplie les faillites bancaires et industrielles dans le monde et suscite une vague de chômage qui ébranle l’Europe et surtout l’Allemagne. Cet effondrement valorise, par comparaison, les pourcentages grandioses de la production industrielle soviétique. Mais la réalité est plus grise. La remise en cause permanente et démesurée des objectifs imposée par Staline disloque la planification, provoque une disproportion croissante entre les diverses branches de la production et suscite partout des goulots d’étranglement, des arrêts temporaires de la production et la multiplication de produits non finis, livrés néanmoins comme finis et donc inutilisables.
Staline s’en moque. Ce volontarisme ne lui permet-il pas de tenir en haleine des cadres constamment confrontés à des objectifs inaccessibles ? Pour la propagande, les objectifs tiennent lieu de résultats, alors que les distorsions entre les diverses branches de la production s’aggravent et que l’inflation galope : en 18 mois, de décembre 1928 à juillet 1930, le gouvernement émet plus de billets que prévu pour toute la durée du plan quinquennal. La hausse effrénée des objectifs à atteindre dans tous les secteurs entraîne l’ouverture simultanée d’une multitude de chantiers inachevés. Pour éviter la paralysie, le gouvernement injecte des investissements gigantesques, financés par une ponction sévère sur la population laborieuse et le fonctionnement à tout va de la planche à billets : les investissements passent de 11,5 % du revenu national en 1929 à 16,5 % en 1930, 19,6 % en 1931, et 20,2 % en 1932. Pendant ce temps, le niveau de vie des ouvriers diminue de moitié.
Une lettre désespérée d’ouvriers de l’usine d’Ijevsk, dans l’Oural, demandant à Rykov, en août 1930, au nom des 50 000 ouvriers de l’usine, de les « sauver de la faim », donne une idée des conditions de vie d’alors : « Les cantines ferment, on nous donne de l’eau avec du gruau d’avoine, et un peu de pain. Dans les magasins, on nous donne une demi-livre de pain noir ou de farine par individu et, depuis un mois, on ne nous donne rien de plus. Nous sommes boursouflés par la faim, nous n’avons pas la force de travailler. Les ouvriers abandonnent la production, ils vendent tout ce qu’ils ont uniquement pour nourrir leurs enfants[630]. » Le journal de Soloviev dresse le même tableau. En date du 18 novembre 1931, il note : « Il n’y a rien dans les magasins. Même les rations indiquées sur les cartes de ravitaillement et les cartes de travail ne sont pas couvertes. Les bazars sont morts. Il y a des queues colossales dans l’attente qu’une marchandise fasse son apparition […]. Les tramways ne marchent plus. Les wagons restent immobiles dans les rues. On se déplace à pied. Partout des retards au travail. Le moral de la population est sombre[631]. » Et il s’agit là de Moscou. Un an et demi plus tard, le 26 avril 1933, une amie, de retour du Kouban, lui déclare : « Ce pays toujours fertile est aujourd’hui en proie à la famine ; il n’y a rien dans les magasins ni dans les marchés. Les gens à bout de force meurent de faim en pleine rue. Les champs sont envahis par le chiendent[632]. »
Staline joue de la provocation pour intimider les éléments flottants, hésitants ou incertains. Dès janvier 1930, il élabore la première version des médecins-assassins, dont il reprendra le scénario au troisième procès de Moscou, en 1938, et, en 1953, lors du « complot des blouses blanches ». Il commandite en Ukraine le procès d’un groupe de médecins. Le 2 janvier 1930, il ordonne par télégramme aux deux responsables du PC ukrainien à Kharkov, Tchoubar et Kossior, de faire ressortir au tribunal « les tours de passe-passe médicaux qui avaient pour but le meurtre de cadres responsables. […] "l’Europe" doit savoir que la répression contre la partie contre-révolutionnaire des "spécialistes", qui s’efforcent d’empoisonner et d’égorger les patients communistes, est pleinement "justifiée" ». Le déroulement du procès « de ces canailles contre-révolutionnaires » sera mis au point « avec Moscou[633] ».
Staline transforme les médecins en empoisonneurs, les ingénieurs en saboteurs et les opposants en trotskystes ou en agents de l’étranger. Plus la diabolisation est simpliste, plus elle est efficace. Sur son ordre, le Guépéou invente des organisations clandestines et subversives : un Parti paysan du travail puis un Parti industriel. Le Guépéou fait « avouer » aux inculpés du premier (Kondratiev et Tchaianov) qu’ils ont organisé de multiples sabotages, tenté de renverser le régime, et ce, en liaison étroite avec des organisations monarchistes émigrées, avec des services de renseignements étrangers, avec Rykov, et même avec Kalinine, tous deux ainsi placés au bout d’une chaîne de la trahison. De sa villa de Sotchi, Staline suit minutieusement le montage et les développements du procès. À la fin d’août, il écrit à Molotov : « Que Kalinine ait péché, cela est aujourd’hui parfaitement établi. Il faut absolument en informer le Comité central pour que Kalinine ne s’avise pas à l’avenir de frayer avec des gens louches[634]. » Voici Kalinine neutralisé. Dix jours plus tard, il revient à la charge en précisant son objectif : « Je suis d’accord – écrit-il comme s’il se ralliait à une proposition… dont il est l’auteur – qu’il faut sanctionner les communistes qui aidaient Kondratiev-Groman et compagnie, mais que faire avec Rykov (qui incontestablement aidait ces messieurs) et Kalinine […] ? Il faut sérieusement réfléchir à ces questions[635]. » Pour accélérer la réflexion, Staline fait diffuser une brochure contenant les « aveux » des accusés auprès d’une large couche de cadres…
De Sotchi, toujours, il informe sa femme de ses graves problèmes de dents au début de septembre ; le dentiste lui en arrache une et lui lime les canines. À la fin du mois, il renouvelle l’opération sur huit dents. La souffrance le met de mauvaise humeur.
Le 13 septembre 1930, il écrit à Molotov : « Il faudrait publier sans tarder toutes les dépositions des saboteurs de la viande, du poisson, des conserves et des fruits […] – Et il faudrait, une semaine après, publier un communiqué du Guépéou annonçant que toutes ces canailles ont été fusillées. Il faut les fusiller tous[636]. » Une semaine plus tard, le Bureau politique transforme en résolution cette directive. Le 25 septembre, le Guépéou annonce l’exécution des quarante-huit saboteurs imaginaires.
La machine fonctionne à plein rendement. Huit jours après, Menjinski informe Staline de la découverte d’un complot militaire… commandité par Staline lui-même. Menjinski a fait arrêter un groupe d’officiers supérieurs de l’Académie militaire, parmi lesquels Kakourine, auteur d’une Histoire de la guerre civile, publiée en 1925, où Staline n’est cité qu’une seule fois. Les deux principaux accusés affirment avoir intrigué avec Toukhatchevski. Le 24 septembre 1930, Staline informe Ordjonikidzé que seuls Molotov et lui sont au courant de cette affaire et lui demande de lire rapidement le dossier : « Il ressort de ce document que Toukhatchevski a été sacrément travaillé au corps par les éléments antisoviétiques appartenant au camp des droitiers. » Il feint de s’interroger : « Est-ce possible ? Bien sûr, rien ne peut être exclu[637]. »
Deux jours plus tôt, il a proposé à Molotov de remplacer Rykov à la tête du Conseil des commissaires du peuple et du Conseil du travail et de la défense. Vorochilov, invité à donner son avis, propose naïvement à Staline d’occuper lui-même la fonction de chef du gouvernement : « De toute façon, lui écrit-il, la direction se trouve dans tes mains[638]. » Autant, donc, aligner le droit sur le fait. Mais prendre la tête du gouvernement, c’est assumer aux yeux de la population la responsabilité publique d’une politique impopulaire. En se tenant en retrait et en maintenant la fiction d’une distinction entre le Parti et le gouvernement, Staline se réserve une marge de manœuvre. À la mi-octobre, Staline, Ordjonikidzé et Vorochilov confrontent Toukhatchevski et ses deux accusateurs. Toukhatchevski en sort lavé de tout soupçon, mais enrichi d’un dossier au Guépéou. Staline a fait comprendre à l’orgueilleux maréchal que son sort dépendait de lui.
À la fin de 1930, il parachève la liquidation de la « déviation de droite » et la refonte des sommets de l’appareil d’État en ordonnant au Guépéou d’organiser une série d’affaires de « sabotage », dont la plus tapageuse est le procès public du prétendu Parti industriel (ou Promparti) qui s’ouvre à Moscou le 25 novembre 1930. Ce parti, inventé de toutes pièces, est accusé d’avoir préparé de nombreux actes de sabotage et la prise du pouvoir, en liaison avec… Poincaré. Staline en suit la préparation au jour le jour. Le 25 octobre, il donne ses instructions à Menjinski. Le Guépéou fabrique un « centre unifié », rassemblant les pseudo-dirigeants du Promparti et ceux du Parti paysan du travail et du « Bureau central des mencheviks ».
Tout au long de 1929 et de 1930, Staline a dénoncé le « menchevisme ». Ce faisant, il poursuit trois fins : compromettre définitivement le trotskysme, assimilé au menchevisme ; dénoncer les sociaux-démocrates (les mencheviks, hostiles en 1917 à la révolution d’Octobre, appartiennent à la IIe Internationale) ; se débarrasser de gêneurs qui n’en peuvent mais ; ainsi qualifie-t-il de menchevik le comité de rédaction de la revue Sous le drapeau du marxisme, dirigée par le philosophe Deborine, spécialiste de Hegel, que Staline n’a jamais réussi à lire malgré ses efforts ; Deborine, détesté de Staline pour ses connaissances encyclopédiques, n’est pourtant nullement menchevik ; il n’en sera pas moins bientôt limogé.
En ce mois d’octobre 1930, le Guépéou fait avouer aux anciens mencheviks qu’ils voulaient « ébranler par tous les moyens l’autorité du chef du Parti, le camarade Staline ». Les interrogatoires ont surtout pour but de glorifier la sagesse de Staline. Les accusés voulaient aider les puissances étrangères à intervenir en URSS. Au début de la collectivisation et de l’industrialisation, en effet, « le pays connaissait toute une série de difficultés » que ces gens voulaient utiliser au compte de l’étranger, mais après le « Vertige du succès » de Staline, tout s’est réglé, comme par miracle : les campagnes se sont apaisées, les villes ont connu un calme absolu, l’industrie s’est développée à un rythme régulier, « tout le monde a compris que la crise se résorbait » et que l’intervention militaire étrangère devenait impossible. D’Italie, Gorki, engagé dans une correspondance avec Staline et Iagoda, se déchaîne contre son ami de 1917, Soukhanov, qu’il n’est, écrit-il à Iagoda (qui, bien entendu, transmet la lettre à Staline), nullement étonné de retrouver « sur le banc des criminels de droit commun ». Il « voudrait beaucoup assister au procès pour voir les gueules de ces "ex"[639]… » mais craint de n’en avoir ni la force ni le temps. La fréquentation épistolaire de Staline et de Iagoda n’enrichit, on le voit, ni l’inspiration ni le style de l’écrivain.
Staline veut criminaliser toute forme d’opposition. Les enquêteurs extorquent aux accusés du Parti paysan du travail l’aveu que Boukharine a soutenu leur projet d’attentat contre le Guide, lequel s’empresse de téléphoner ces aveux à Boukharine. Effondré, ce dernier écrit le même jour, le 14 octobre 1930, une lettre affolée à « Koba ». « Tu ne m’effraies pas et ne me fais pas peur », lui déclare-t-il, mais « les accusations monstrueuses que tu m’as lancées indiquent clairement l’existence d’une provocation diabolique, infâme et basse, à laquelle tu crois, sur laquelle tu construis ta politique et qui n’annonce rien de bon, bien que tu m’aies anéanti physiquement avec autant de succès que tu m’as anéanti politiquement ». Pour Boukharine, Staline est donc abusé par les inventions provocatrices de mystérieux inconnus. Il se demande ce que Staline peut réellement lui reprocher : de ne pas « lui lécher le derrière […], de ne pas se transformer en un lèche-bottes comme il y en a tant[640] » ? Staline répond par retour : il a transmis cette lettre au Bureau politique. Boukharine, mécontent, demande à publier un texte dans la Pravda ; le lendemain, Staline soumet la question au Bureau politique qui invite Boukharine à adresser à la Pravda une déclaration d’allégeance condamnant le groupe Syrtsov-Lominadzé. Boukharine s’exécute. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres vieux bolcheviks, en dehors du Parti, point de salut. Ils vont bientôt périr avec lui.
Les consignes que Staline donne à Molotov à propos du procès se concentrent sur un point : « Faire de la question de l’intervention [militaire contre l’URSS] et de la date de l’intervention l’un des points cruciaux. » Il ordonne de « serrer la vis » aux accusés, de « les interroger plus rigoureusement[641] », pour leur faire avouer leur complicité dans l’attaque de l’URSS par les puissances étrangères et les dates prévues. Il pourra ainsi développer la psychose de guerre et qualifier de traître tout opposant.
La normalisation aux sommets répond au malaise grandissant à la base. Kalinine reçoit, au début de 1930, des lettres menaçantes : « La paysannerie est mécontente de votre Staline. Vous avez conduit le pays à sa perte. » Un membre du Parti démissionne en dénonçant les « lâches concessions du Comité central de la bureaucratie bolchevique » et « le gouvernement qui accomplit en pleine inconscience les volontés du monarque Staline » ; il accuse « l’usurpateur Staline d’être responsable de la collectivisation forcée de cet hiver[642] ». Le 19 septembre 1930, 273 ouvriers représentant des travailleurs des diverses usines de la ville de Podolsk, dans la banlieue de Moscou, et de plusieurs usines de Moscou même, se réunissent et adoptent une adresse aux chefs de l’État (Kalinine, Rykov et Vorochilov). Ils accusent Staline d’avoir, « après deux années de pouvoir absolu incontrôlé, amené l’État à une situation pire qu’en 1919 […] et réduit à néant par son activité criminelle tout ce que Lénine avait obtenu en deux ans ». Ils exigent que « Staline soit immédiatement écarté de la direction des affaires du pays et déféré devant un tribunal d’État pour répondre de ses crimes innombrables contre les masses prolétariennes[643] ». Une telle réunion suppose un réseau organisé et révèle l’ampleur du mécontentement ouvrier. Le Guépéou déporte ces 273 ouvriers, étiquetés trotskystes et SR. Et Podolsk n’est pas un cas unique.
La lutte politique ouverte étant désormais interdite, certains opposants pensent à l’attentat. Varlam Chalamov, arrêté par le Guépéou à l’automne 1929 et incarcéré à la prison de Boutyrki, s’enthousiasme pour cette idée dont lui parle un vieux socialiste-révolutionnaire. Un membre de l’Académie communiste, Sorokine, se déclare prêt à devenir un « second Brutus ». Staline, en tout cas, craint l’attentat et projette cette peur sur les groupes que le Guépéou démantèle. Quatre cadres communistes du Caucase du Nord dénoncent, dans un manifeste, la dictature du groupe stalinien, appuyé sur le Guépéou. Ils lui reprochent d’avoir liquidé l’Union des ouvriers et des paysans léguée par Lénine et d’y avoir substitué sa propre dictature, et lancent un appel aux cosaques et aux paysans. Après la révolution qu’ils ont faite « pour se libérer du joug séculaire du tsarisme et du capital », ils sont aujourd’hui dépouillés et pillés impunément, expliquent-ils, « au nom du socialisme par un groupe insignifiant d’individus dit parti des communistes, qui a concentré le pouvoir entre ses mains[644] ».
Ces regroupements sont d’autant plus dangereux que l’agitation paysanne reprend. En Tchétchénie, en mars-avril 1930, le Guépéou doit utiliser l’artillerie et l’aviation pour écraser plusieurs foyers d’insurrection. Matée, la rébellion couve encore et se rallumera deux ans plus tard, entraînant, selon le Guépéou, plus de 3 000 hommes. Certains groupes s’affirment favorables à la collectivisation, mais rejettent ses méthodes. Ainsi, en juillet 1931, le Guépéou découvre en Arménie un groupe dirigé par plusieurs dirigeants communistes locaux, qui lance trois slogans bien accueillis par la population : 1o changer la politique du Parti ; 2o cesser la collecte de grains ; 3o changer les dirigeants en commençant par Moscou[645]. Des détachements du Guépéou les massacrent.
La reprise de l’offensive antipaysanne et la grogne ouvrière exigent un appareil monolithique. Staline réorganise donc son appareil central. En juillet 1930, il place à la tête du département secret du Comité central, auquel est dévolu de fait, depuis mars 1926, le secrétariat du Bureau politique, un fidèle à toute épreuve, Alexandre Poskrebychev. Ce fils de savetier, aide-soignant de son éphémère métier, terne fonctionnaire au crâne chauve comme une boule de billard, n’a jamais joué le moindre rôle dans la révolution, dans la guerre civile ou au sein du Parti ; il occupera pourtant ce poste jusqu’à la mi-novembre 1952. Ce département gère également les secrétariats du Bureau d’organisation et du Bureau politique, en un mot, il dirige l’appareil. C’est par son intermédiaire que Staline décide de la tenue des réunions, alors régulières et fréquentes, du Bureau politique (toujours élargi à des membres du Comité central et de la commission de Contrôle, soit une soixantaine de personnes en tout aux réunions ordinaires et une vingtaine lors des réunions fermées). Il en réduira le nombre deux ans plus tard, lorsqu’il commencera à reléguer le Bureau politique au second plan, après l’avoir utilisé pour légaliser son ascension. Les modifications permanentes du fonctionnement de l’appareil seront, jusqu’à sa mort, l’un des leviers de la politique de Staline, qui maintiendra ainsi l’appareil tout entier dans un état d’alerte et de tension permanent. L’instabilité politique des membres de l’appareil, revers de sa stabilité sociale collective, lui semble garantir sa pérennité personnelle.
Pour faire diversion, Staline engage la chasse aux « spécialistes bourgeois », économistes, directeurs, ingénieurs et techniciens. Les défaillances et les ratés multiples de l’industrialisation s’expliquent, dit-on, par le « sabotage » des ennemis. Cette chasse à l’homme ouvre aussi des perspectives de carrière à des milliers de cadres plébéiens du Parti, incompétents, seulement aptes à rédiger des résolutions tonitruantes contre le danger trotskyste et la déviation droitière, à exiger la réalisation du plan quinquennal en quatre ans, à donner (ou plutôt brailler) des ordres… Un procès, qui dure du 1er au 9 mars 1931, condamne 14 membres d’un prétendu Bureau menchevik, dont Soukhanov et Groman, à des peines de cinq à dix ans de prison. L’arbitraire de la terreur de masse allié à l’acharnement contre les opposants d’hier et d’aujourd’hui ou contre toute personne suspecte de penser librement visent à empêcher toute jonction entre les résistances de la base et une opposition, aussi faible fût-elle, dans l’appareil du Parti.
Les conditions de lancement du plan quinquennal décuplent la pression exercée sur une classe ouvrière qui, de 1928 à 1932, passe de 6 millions d’individus à 12,5 millions, grâce au recrutement massif de paysans qui fuient la campagne et à l’embauche systématique des femmes. De 1930 à 1932, le nombre de femmes employées dans l’industrie minière et dans la métallurgie double en effet (en gros, de 9 % à 18 %). La propagande officielle présente cet accroissement comme un signe que les femmes s’émancipent. Elles sont pourtant bien accablées par des conditions d’existence quotidienne écrasantes : les jardins d’enfants sont peu nombreux, la réduction de moitié du réseau des magasins d’alimentation du secteur d’État engendre des files d’attente gigantesques, le pain, les œufs, le beurre sont rares dans les villes, introuvables dans les bourgs et les villages, la viande l’est plus encore, le saucisson et le pain noir, chers aux Soviétiques, présentent souvent (sauf ceux des dignitaires) un aspect gluant suspect, et il faut se battre pour s’en procurer… Un institut « scientifique » va néanmoins jusqu’à prétendre que « les femmes qui travaillent sous la surface [au fond de la mine] sont moins malades que celles qui travaillent en surface ».
Staline tient à revendiquer la paternité de cette politique. Dans sa biographie, il ajoute de sa main des lignes sur « le grand mérite de Staline » qui a, alors, « posé dans toute son ampleur la question féminine, la question de la situation des femmes, du travail féminin, du rôle très important des femmes, des ouvrières et des paysannes dans la vie économique, sociale et politique de la société et, l’élevant à la hauteur requise, lui fournit la solution juste[646] ». Cela explique sans doute aussi pourquoi le pourcentage des femmes au Goulag passe de 4,6 % en 1935 à 25 % en 1944.
Staline craint que le mécontentement d’ouvriers issus de la campagne ne se conjugue à celui de la paysannerie et aux revendications nationales, aiguës dans un pays aux cent et quelques nationalités. Il veut donc liquider préventivement tous les abcès de fixation possibles. Dès janvier 1928, il fait arrêter et fusiller, par décision du collège du Guépéou, tout le gouvernement, en majorité tatar, de la République autonome de Crimée. En 1930, il épure les directions des partis communistes de nombreuses Républiques, et d’abord de Biélorussie et d’Ukraine. En Biélorussie, le Guépéou invente une mythique Union de la libération de la Biélorussie, accusée de vouloir renverser le pouvoir soviétique pour installer une république bourgeoise. Elle sera « démasquée » en octobre 1930, juste au moment où la collectivisation redémarre. En novembre 1930, l’écrivain Ianka Koupala, dénoncé pour nationalisme biélorusse, veut mettre fin à ses jours en se poignardant. L’homme de main de Staline dans la République, Guei, membre du Bureau politique du PC de Biélorussie, dénonce ce suicide manqué comme une manifestation anticommuniste. Staline reprendra cette définition du suicide. Homme de main de Staline, ancien responsable du service de répartition des cadres du Secrétariat du Comité central, ce Guei mène la purge au pas de charge. Le 15 décembre 1930, le Guépéou arrête les commissaires à l’Agriculture et à l’Instruction, ainsi que le président d’un trust industriel, tous trois condamnés à dix ans de camp, puis, le 18 mars 1931, quatre-vingt-six responsables et militants du PC biélorusse aussitôt condamnés à la prison ou à l’exil. Staline n’organise pas de procès public, faute d’avoir réussi à arracher les aveux adéquats des victimes.
L’épuration de l’Ukraine, de son parti communiste et de son intelligentsia, accusés de nationalisme bourgeois ukrainien, est plus brutale encore. Elle culminera en 1933 avec le suicide du Premier secrétaire du PC ukrainien, pourtant vieux partisan de Staline, Skrypnyk, et de l’écrivain communiste ukrainien le plus célèbre, Khvyloviy.
Staline prépare la couverture idéologique de cette chasse au nationalisme, dit bourgeois ou petit-bourgeois, en « théorisant » le passage de l’internationalisme de 1917 au nationalisme russe. En décembre 1930, une décision secrète du Comité central blâme le poète de cour Demian Biedny. Ce dernier, mécontent, écrit à Staline qui lui répond le 12 décembre par une lettre qui ne sera publiée qu’en 1953, mais qui circule aussitôt écrite dans un cercle étroit de dignitaires. Il y reproche à Demian Biedny de donner une image négative de la Russie éternelle, d’ignorer que les « dirigeants des ouvriers révolutionnaires de tous les pays étudient avidement l’histoire très instructive de la classe ouvrière de Russie, son passé, le passé de la Russie… », de « calomnier notre peuple », de « découronner le prolétariat russe[647] ». Le tournant patriotique, ici discrètement annoncé, va, au fil des ans, se colorer de l’antisémitisme traditionnel du nationalisme russe. Aussi, deux ans plus tard, en décembre 1932, Staline recevra avec un vif mécontentement une lettre de la sœur cadette de Lénine, Anna Oulianova, qui a découvert que leur grand-père maternel descendait d’une famille juive pauvre… Ce fait, dit-elle, « peut rendre un grand service dans la lutte contre l’antisémitisme ». Elle ajoute que « Lénine a toujours mis les juifs très haut ». Staline lui ordonne sèchement de « garder un silence absolu sur la lettre[648] » !
À la fin de janvier 1931, le Guépéou arrête une dizaine d’historiens parmi lesquels Platonov et Eugène Tarlé. Spécialiste de la révolution de 1789 et de l’époque napoléonienne, Tarlé, Cadet de conviction, resté en Russie, avait été élu en 1927 membre de l’Académie des sciences. Celle-ci est brutalement invitée à le chasser de ses rangs, et à faire de même avec Platonov, pour participation à un « complot contre-révolutionnaire ». L’exclusion sera votée malgré l’opposition courageuse, mais solitaire, de son président Karpinski. Le 8 août 1931, le Guépéou exile Platonov à Samara et Tarlé à Alma-Ata, où il pourra lire, en octobre 1931, dans le numéro 6 de la revue Proletarskaia Revolioutsia, une lettre de Staline « Sur quelques questions de l’histoire du bolchevisme ». Évoquant l’« article antiparti et semi-trotskyste » consacré par un certain historien à la social-démocratie allemande à la veille de la guerre, il dénonce Rosa Luxemburg et Trotsky, affirme que « le trotskysme » est « un détachement d’avant-garde de la bourgeoisie contre-révolutionnaire qui mène le combat contre le communisme, contre l’Union soviétique, contre l’édification du socialisme en URSS ». Il dénonce la « contrebande trotskyste » dans l’histoire du bolchevisme, dont il expose à grands traits assez vagues la révision indispensable. Sa normalisation de l’histoire n’épargne personne puisqu’il conclut sa lettre par une critique de Iaroslavski, son fidèle thuriféraire, « dont les petits livres sur l’histoire du PC russe, malgré leurs mérites, contiennent toute une série d’erreurs de caractère principiel et historique[649] », que Staline ne précise pas. Plus une menace est imprécise, plus elle intimide. Un an plus tard, Tarlé est rappelé d’Alma-Ata, convoqué au Kremlin et invité à participer au Conseil scientifique supérieur. Il entreprend alors une biographie de Napoléon, qui sera publiée à la fin de 1936. Ce rappel coïncide avec la disgrâce de l’historien marxiste, antitsariste, le vieux bolchevik Pokrovski, vice-commissaire à l’Instruction publique, qui aura la bonne idée de mourir en 1932, avant l’avalanche d’articles, de brochures puis de livres dénonçant ses conceptions et son école. Sa descente aux enfers est parallèle à la montée de Tarlé au zénith.
Staline ne se contente pas de remodeler l’histoire en fonction de ses besoins de l’heure, il dessine les contours d’une véritable restauration qui anticipe, dans le domaine idéologique, des décisions ultérieures, prises très progressivement, telles que la dissolution du Comintern, le rapprochement avec l’Église, l’antisémitisme d’État, la reconstitution des tribunaux d’honneur tsaristes ou du Conseil des ministres, etc. En effectuant ce lent virage, il dénonce certaines figures emblématiques (comme Pokrovski) et en promeut d’autres (comme Tarlé) ; mais, dans le combat politique, il se moque des opinions réelles de ceux qu’il élimine. Son élévation au-dessus du parti unique et de ses instances mêmes criminalise toute autre opinion que la sienne. La victime désignée, aussi étrangère soit-elle au « trotskysme » visé, sera néanmoins cataloguée puis liquidée comme telle. Cette mise à mort politique se muera en extermination physique lorsque Staline passera de l’accusation de double jeu à celle de complot.
Au début d’août 1930, Staline part à nouveau en vacances dans le Sud. Il passe quelques semaines à Matsesta, où, à dater de ce moment et jusqu’en 1936, il est soigné par le jeune médecin Miron Chneiderovitch. Il boit volontiers le thé avec lui, et le médecin s’extasie à l’occasion sur sa modestie devant ses chaussettes reprisées et ses bottes rapiécées. Staline est plein d’attentions pour le jeune médecin. Vassili Staline, qui souvent le ramène chez lui, conduit comme un fou et Chneiderovitch tremble de peur. Staline, l’apprenant, confie à un chauffeur le soin de reconduire le médecin, que cette délicatesse émeut. Vorochilov et Gorki viennent voir Staline à Sotchi. Puis il part quelque temps dans la petite station géorgienne de Tskhaltoubo, où il fait la connaissance du jeune chef du Guépéou de Transcaucasie, un petit homme à pince-nez et au sourire sournois, Lavrenti Beria. Il retourne à Sotchi jusqu’à la fin de septembre.
Les signes de tension, d’hésitation, de trouble, manifestés par son groupe au moment de la collectivisation montrent à Staline l’urgence d’une épuration générale du Parti afin d’obtenir de lui une soumission inconditionnelle. De 1929 à 1931, plus de 250 000 adhérents sont exclus pour « déviation droitière » ou « trotskysme ». Au Comité central de la mi-décembre, Kouibychev, en l’occurrence simple porte-parole de Staline, décèle une « fissure » entre l’appareil de l’État et celui du Parti, qui durera, dit-il, aussi longtemps que Rykov dirigera l’État. Le Comité central exclut Rykov du Bureau politique et le remplace par Molotov à la tête du gouvernement.
Une nouvelle période s’ouvre alors dans les sommets de l’État et du Parti. Les oppositions politiques n’y ont plus aucun représentant. Refoulées à ce niveau, elles s’expriment d’abord par d’éphémères regroupements semi-clandestins de mécontents que Staline démantèle à l’aide du Guépéou. Le Bureau politique, ainsi nettoyé de tout opposant, et le Conseil des commissaires du peuple, aussi bien épuré, ne connaissent plus que des conflits internes entre clans bureaucratiques. Staline les arbitre et franchit du même coup un nouvel échelon dans sa course au pouvoir absolu. Les membres de sa fraction s’affrontent désormais en tant que représentants de tel ou tel bureau, de tel ou tel ministère dans la chasse aux crédits. Ordjonikidzé en réclame toujours plus pour l’industrie lourde, clé du plan quinquennal, et Kaganovitch pour les transports. Les conflits sont parfois violents. Ordjonikidzé tape souvent du poing sur la table, n’hésite pas à hurler. Un jour, il se jette sur le commissaire aux Finances Rosengoltz et menace de le frapper. Le président du Gosplan tente de s’interposer, mais ne parvient pas à maîtriser l’homme et le conflit perdure. Le dernier mot devrait revenir au président du Conseil Molotov, mais l’appareil d’État étant subordonné à celui du Parti, ces querelles trouvent leur solution… au Bureau politique. C’est donc Staline qui tranche. Kaganovitch décrit le mécanisme : « J’exigeais plus de trains, plus d’investissements, mais Mejlaouk, le président du Gosplan, refusait et Molotov le soutenait […]. Je me battais avec Molotov, tout comme Ordjonikidzé, dit-on, le faisait. […] nous allions nous plaindre à Staline. Cela irritait Molotov […] mais nous considérions que le Bureau politique était l’instance suprême[650]. »
La position d’arbitre de Staline lui permet d’imposer ses décisions et ses goûts. Il entend ainsi imprimer sa marque dans le domaine de l’architecture. En décembre 1922, Kirov avait proposé de construire un gigantesque palais des Soviets, puis l’idée s’était perdue. Staline la reprend en 1931. Il organise un concours du meilleur projet, crée une Direction de la construction du palais et un Conseil de la construction, présidé par Molotov en personne. La radio et la presse mènent grand tapage sur ce projet grandiose de Staline, qui veut un palais de 420 mètres de haut, une statue de Lénine de 100 mètres et une grande salle de réunion de 21 000 places. Pour libérer l’espace nécessaire à cet édifice grandiose, Staline fait sauter à l’explosif la cathédrale du Saint-Sauveur. Mais, symbole d’un gigantisme artificiel, le palais des Soviets où il voyait « le triomphe d’une démocratie de millions d’hommes » ne dépassera pas le stade des maquettes et du trou béant laissé par l’ancienne cathédrale.
Staline commet alors un autre acte de vandalisme, moins remarqué mais plus remarquable, parce qu’il symbolise la substitution graduelle du nationalisme russe à l’internationalisme. Il fait dynamiter l’obélisque de la Liberté dressé face au soviet de Moscou en l’honneur de la première Constitution soviétique de juillet 1918, et fait ériger à sa place une statue du prince Iouri Dolgorouki, roi de Souzdal et de Rostov au XIIe siècle, dont le cheval tourne démonstrativement sa croupe vers l’Institut du marxisme-léninisme. Ce sanguinaire conquérant de Kiev, qui doit son surnom de Dolgorouki (aux mains longues) à son désir, insatisfait, de soumettre à sa loi la libre ville marchande de Novgorod, est un modèle de chef impitoyable.
La tension provoquée par la collectivisation forcée et l’industrialisation au galop est telle que, au cours de l’été de 1931, Staline se décide à infléchir sa politique et esquisse une éphémère période de mini-réformes visant à relâcher la pression exercée sur les « spécialistes bourgeois » depuis le procès de Chakhty. Le 10 juillet 1931, le Bureau politique condamne la chasse aux cadres, ingénieurs et techniciens, ordonne la libération de tous les spécialistes arrêtés, en priorité dans la métallurgie et les houillères, dont il donne une liste nominative établie par Ordjonikidzé et Menjinski. Il annule le décret ordonnant au Guépéou d’arrêter tous les spécialistes soupçonnés… de dépenses excessives d’énergie, qui permettait d’arrêter tout le monde. Il ferme enfin les bureaux du Guépéou dans les entreprises où il instaure la « direction unique », autrement dit remplace la « triade » dirigeante antérieure (directeur-secrétaires du Parti et du comité syndical) par le seul commandement du directeur.
La chasse aux spécialistes une fois ralentie, Staline concentre son attention sur le « front idéologique ». Mais cette légère détente ne concerne que le secteur industriel. À la campagne, une fois la moisson achevée, Staline brandit à nouveau la trique. À la fin de l’été 1931, les autorités réclament des kolkhozes qu’ils livrent à l’État la moisson « jusqu’au dernier grain ». Staline engage une véritable guerre contre les paysans kolkhoziens en fixant des quotas de livraisons obligatoires de blé qui ne leur laisseront rien pour l’hiver et pour les semailles de printemps. Il le faut, dit-il, pour nourrir les ouvriers des villes et les soldats de l’Armée rouge, mais il omet de dire que le blé rassemblé est aussi exporté pour acheter à l’étranger un coûteux matériel industriel souvent gaspillé, renouant ainsi avec la politique du ministre des Finances d’Alexandre III, Ivan Vychnegradski, qui, en pleine famine de 1891, déclarait : « Nous ne mangerons pas à notre faim, mais nous exporterons. »
Pour survivre et garder des semences, les kolkhoziens volent des épis de blé pendant la moisson et les cachent dans des fosses que des commandos, lancés par l’appareil du Parti, tentent de débusquer. La collectivisation des vaches et du petit bétail, menée systématiquement à l’automne 1930, a encore dégradé leur situation. Les paysans se retirent à nouveau massivement des kolkhozes pour protester. 1 370 000 familles paysannes quittent ainsi les kolkhozes en 1931, en exigeant la restitution de leurs biens, de leur outillage, de leur bétail. Le mouvement s’accélère au début de 1932, surtout dans les districts céréaliers de Russie. Certains présidents de kolkhozes font abattre le bétail collectivisé pour empêcher les démissionnaires de le récupérer !
Pendant l’été 1931, Vorochilov effectue une grande tournée en Sibérie et dans l’Oural. Il en rend compte avec enthousiasme à Staline qui, de Sotchi, le félicite de faire ce qu’il néglige lui-même : « Tu as raison quand tu dis que nous ne tenons pas toujours compte de l’énorme influence des voyages personnels et de la connaissance personnelle des gens, des affaires. Nous gagnerions beaucoup (et la cause y gagnerait beaucoup) si nous allions plus souvent faire le tour des lieux et si nous faisions connaissance des gens au travail. Nous tiendrons compte de l’expérience de ton voyage[651]. »
La criminalisation de l’opposition réactive le spectre de l’attentat contre le Guide. Selon certains publicistes, cette psychose aurait été cultivée par Beria, organisateur de faux attentats lors de séjours de Staline en Géorgie, afin de mettre en valeur sa vigilance et son efficacité. Il aurait, dit-on, miné un pont qui se serait effondré sous une voiture, que Staline venait tout juste de quitter à sa demande ; des gardes-frontières auraient tiré sur une barque où se trouvait Staline. Ces mises en scène sont douteuses. L’une d’entre elles a néanmoins laissé quelques traces. Dans une note à Staline du 18 novembre 1931, vice-président du Guépéou, Akoulov, raconte une histoire à dormir debout. Les services secrets britanniques ont envoyé à Moscou un ancien officier blanc émigré ; le Guépéou l’a identifié et surveillé de près. Or, « le 16 novembre à 3 heures 35 de l’après-midi, déambulant avec notre agent par la rue Ilinka, l’agent des services britanniques vous rencontra par hasard devant le Staro-Gostynny Dvor et tenta de saisir son revolver […] notre agent l’empoigna par le bras et l’entraîna derrière lui en empêchant sa tentative[652] ». L’agent britannique fut ensuite « secrètement arrêté ». Staline n’avait rien remarqué de ce bizarre incident.
Il se mure alors en public dans un silence obstiné. Au Comité central du 11 au 15 juin 1931, ainsi qu’à la XVIIe conférence nationale du Parti (30 janvier-4 février 1932), il se tait. Le 7 novembre 1931, il assiste bien à la parade militaire qui commémore la révolution d’Octobre, mais c’est Vorochilov qui harangue les troupes. Son silence désoriente l’appareil, inquiet, dont il observe les réactions. Cette période de semi-retrait apparent dure près d’un an et demi. C’est pendant ces mois de discrétion qu’il fait ouvrir par le Guépéou de nouveaux camps pour l’abattage du bois et la construction de lignes de chemin de fer en Sibérie et d’usines. En novembre 1931, le Guépéou crée le Dalstroï, complexe de camps chargé d’extraire des minerais, surtout de l’or, de Kolyma, vaste région désertique du nord-est de la Sibérie. L’extraction de l’or y passera de 11,5 kilogrammes en 1928 à 48 tonnes en 1937. La création du camp permet donc un changement d’échelle. Mais son fonctionnement laisse à désirer. Un rapport officiel souligne la surpopulation, les épidémies, la sous-alimentation chronique, la forte mortalité et la très basse productivité du travail. Alors que les rations alimentaires officielles sont réduites au minimum, en 1932, les détenus ont reçu (officiellement !) 68 % de leur ration de pain, 23 % de leur ration de viande, 10 % de leur ration de poisson (réduit aux arêtes et à la tête), 16 % de leur ration de céréales, 4,7 % de leur ration d’huiles végétales, 58 % de leur ration de sucre. C’est la famine organisée.